20

 

David sommeillait, de ce sommeil à la fois profond et haché que peut vous procurer une intense fatigue lorsqu’elle se mêle au sentiment d’une alerte aérienne imminente. Il avait perdu la notion psychologique de l’écoulement du temps et émergeait toutes les trente minutes d’un coma grouillant de cauchemars pour se dresser sur un coude, les yeux fous, les oreilles pleines du battement désordonné de son cœur. Le « bunker » l’oppressait ; tombeau aveugle suintant, il faisait naître en lui des phobies d’ensevelissement. Et puis il y avait, dans le halo jaunâtre de la lampe, la silhouette voûtée de Maxwell Portridge qui tripotait son aiguille et sa pelote de fil ciré avec une impatience évidente. M’man s’était roulée en boule sur l’un des lits de camp et avait rabattu un sac de couchage sur sa tête. Depuis que les coups avaient cessé d’ébranler la trappe, on n’entendait plus que le souffle rauque des respirations. L’abri, profondément enfoui sous la terre, gommait tous les bruits en provenance de l’extérieur. Il y faisait chaud et humide. De temps à autre, des bêtes rampantes se détachaient des parois pour tomber sur le sol… ou dans les cheveux des réfugiés.

David s’imaginait mal passant les mois à venir au creux de ce caveau, sans rien à faire que guetter les gestes de Maxwell Portridge. La promiscuité ne pourrait qu’engendrer le drame. D’ailleurs, il lui semblait déjà avoir remarqué une étincelle dans les yeux du dément, notamment lorsque Lucie s’était allongée sur le lit de camp et que le mouvement avait, l’espace d’une seconde, dévoilé ses cuisses.

La nuit était là, toute proche. David la sentait autour de lui, autour de la falaise. Une nuit bleutée comme on n’en voit d’ordinaire que dans les films. Elle coulait, noircissant la mer, teignant l’herbe et les feuillages, donnant à la moindre goutte de rosée un éclat brillant… métallique. David plaqua son oreille contre l’un des étais, cherchant à détecter la pulsation de l’océan grignotant le pied de la falaise.

Maxwell, de plus en plus nerveux, avait entrepris de se piquer la paume de la main gauche à l’aide de l’aiguille de matelassier. Chaque fois qu’une goutte de sang perlait, il émettait un petit ricanement idiot, une sorte de hoquet flûté au timbre féminin. Avec une application névrotique, il lardait de piqûres rapprochées le dessin de sa ligne de vie. Le sang avait fini par former une fine rigole qui serpentait le long de son avant-bras.

« Les animaux lui manquent, constata David, pourvu qu’il ne lui vienne pas l’idée de s’en prendre à l’un de nous… »

C’est alors que M’man hurla. David reçut ce cri comme un coup de poignard entre les épaules, et il suffoqua. Lucie s’était dressée sur son lit, la bouche grande ouverte. Ses yeux, dilatés à l’extrême, paraissaient énormes au milieu de sa figure. La sueur collait l’étoffe de sa robe sur ses seins et une puissante odeur d’urine montait d’entre ses jambes, comme si elle s’était oubliée en dormant.

— Ça commence…, rugit-elle d’une voix qui n’était pas la sienne.

— Quoi ? balbutia David.

— La fusion ! gronda M’man. Ça y est, ils se sont rassemblés. Ils vont tenter de se fondre les uns dans les autres pour reformer le Grand Tout.

— Ils vont partir ? haleta le garçon.

— Oui… Ils sont tous là à présent. Ils se dirigent vers le parc d’attractions.

Elle se prit la tête entre les paumes et gémit.

— Oh ! se plaignit-elle, j’ai mal… Ils vibrent, ils remplissent tout l’espace.

Maxwell riait en se piquant la paume de plus belle. Maintenant il enfonçait l’aiguille si profondément qu’elle lui traversait la main de part en part. Il se dressa soudain pour se précipiter vers l’échelle qui menait à la trappe.

— J’étouffe ! vociféra-t-il, il n’y a plus d’air ici… Du feu, on respire du feu ! Les flammes me dévorent les poumons… Il faut que je sorte !

Escaladant les barreaux, il tira les loquets et rabattit la trappe. Une bouffée d’air glacé envahit le caveau. Presque aussitôt David se sentit capturé par une sorte de fil invisible qui le tirait à l’extérieur, et, sans pouvoir résister, il se jeta à son tour sur l’échelle.

— C’est le maelström du métal, hurla Lucie, il aspire tout ce qui se trouve à sa portée… L’entité se reconstitue, elle va tout consumer, son pouvoir va devenir effroyable.

David ne l’écoutait plus. Il avait escaladé l’échelle en trois bonds et rampait sur les feuilles mortes, au pied du chêne creux, à la recherche d’un peu d’oxygène. Il était comme ces nageurs qui, croyant fuir un navire qui s’abîme, sont progressivement ramenés en arrière par le formidable pouvoir de succion de l’épave en train de s’enfoncer. Portridge avait descendu les bretelles de sa salopette, déchirant le tissu aux coutures il se dénudait dans l’espoir de mieux respirer.

Tous les symptômes qui avaient jadis assailli David au collège se manifestaient à présent avec une puissance décuplée. L’atmosphère devenait gluante, l’herbe coupait comme le fer, l’eau sentait l’éther, les couleurs se mélangeaient pour constituer une espèce de vernis uniformément doré qui recouvrait toute chose. Une tornade magnétique se déchaînait, aspirant tous les êtres vivants du voisinage ; c’était un appel d’air émanant d’un gouffre. David se redressa pour s’élancer entre les arbres, sur les traces de Portridge. Seule Lucie était restée au fond du « bunker », cramponnée à l’un des étais.

— Il ne faut pas y aller ! gémissait-elle, c’est dangereux, c’est trop dangereux. L’entité va vous rejeter, elle ne pourra pas vous digérer à cause de la folie qui vous remplit la tête… Le choc, David ! Le choc du rejet sera terrible… Reviens !

Mais David ne l’écoutait plus. La peau brûlante, il zigzaguait entre les arbres. Ses dents étaient autant de charbons ardents fichés dans ses gencives, et sa langue cloquait chaque fois qu’elle frôlait l’un de ces tisons. Ses souliers fumaient, et leur semelle de caoutchouc fondait au contact de la plante de ses pieds. « Je vais incendier la forêt ! pensait le garçon en titubant. Je ne dois pas toucher l’écorce des troncs, je suis en feu ! »

Il ne parvenait pas à déterminer si ces impressions recouvraient une réalité physiologique ou si son esprit, bouleversé par l’entité, battait la campagne. Se guidant sur les grognements de Maxwell, il traversa la forêt pour retrouver la prairie entourant le collège. L’herbe grésillait, les feuilles des arbres palpitaient tels des cœurs emplis d’une sève gluante, la mousse bouillonnait, et des cloques levaient à la surface de certaines pierres. Une lumière argentée illuminait le collège, comme si on brûlait du magnésium à pleines poignées derrière chaque fenêtre. Les pensionnaires, les professeurs, sortaient en file indienne du bâtiment. Pour la plupart ils étaient nus, comme Maxwell Portridge. Et ceux qui portaient encore quelque pièce de vêtement se dépêchaient de s’en défaire. David reconnut sans peine Mary Bouffe-minou, avec son ventre proéminent… Et Bubble-Sucker qui sautillait sur place, et encore le portier, et Bonnix, et…

Nus, hagards, ils marchaient vers la grille du collège tels des cadavres échappés d’une morgue.

Le chrome leur coulait de la bouche et des narines, hémorragie scintillante qui finissait par durcir sur leur poitrine, les recouvrant d’une mince carapace de fer. L’air bourdonnait à leur approche comme cela se produit d’ordinaire en haute montagne à l’arrivée de la foudre.

David était tombé à genoux dans l’herbe, à mi-pente, mais Portridge continuait à courir en gesticulant, les yeux hors de la tête, la langue pendante. L’aspiration se faisait chaque seconde plus puissante et des feux de Saint-Elme crépitaient sur le toit du collège, allumant des flammes vertes à la pointe des paratonnerres. La petite troupe avait pris le chemin de la lande, laissant dans son sillage un brouillard d’étincelles. Les lapins de métal fermaient la marche, oscillant sur leurs pattes arrière.

David tâtonna autour de lui à la recherche d’une souche à laquelle il aurait pu se cramponner, mais l’herbe calcinée s’émiettait sous ses doigts lui emplissant les paumes d’une cendre grise. Il ne put faire autrement que de se relever et de se mettre en marche.

Il prit lui aussi la direction du parc d’attractions. C’était de là-bas que provenait la force. Au milieu de la lande le hangar de Jonas Stroke semblait porté au rouge par la caresse d’un lance-flammes invisible. Les petites autos tamponneuses tournaient autour des décombres du bassin des dauphins à une vitesse hallucinante, et leur manège dégageait une telle chaleur que les buissons d’ajoncs prenaient feu.

Lisbeth Mac Floyd se tenait au bord du cratère, le chien de fer couché à ses pieds, la mouette de chrome perchée sur son épaule, et la lune éclairait cette trilogie satanique d’un éclat terrible. David enfonça ses ongles dans le bois d’un poteau indicateur. Sur la route de Triviana progressait une véritable armée… Des dizaines et des dizaines de villageois qui avaient abandonné leur maison pour venir ajouter le chrome infestant leur chair au tribut de l’entité. Le puzzle se reconstituait. Tous les corps colonisés répondaient à l’appel. Pour la première fois depuis quarante-deux ans une foule compacte déambulait entre les baraques détruites de la fête foraine fantôme. David sentait le bois du poteau noircir sous ses doigts. Les hommes, les femmes, les enfants, s’étaient rassemblés autour du cratère, ajoutant leur masse à celle des collégiens et des professeurs. Cela représentait plusieurs centaines de corps nus, blafards, curieusement immobiles.

David se rejeta en arrière, noua ses bras autour du pilier. Il ne devait pas aller là-bas, M’man le lui avait dit. Pourtant la force l’attirait, décollant ses muscles de ses os. Il avait la sensation que le vent allait l’écorcher vif, emmenant sa peau lambeau par lambeau.

Le bourdonnement de l’air prit encore plus d’ampleur et les nuages palpitèrent comme de gros poumons noircis. Un brouillard lumineux se dressa en colonne au centre du cratère. Lisbeth Mac Floyd leva les bras au ciel, annonçant le début de la cérémonie, tandis que le chien de fer aboyait à la lune de sa curieuse voix creuse. Alors les corps des participants se contorsionnèrent sous l’assaut de terribles convulsions et leur chair se mit à fondre, aspirée de l’intérieur par quelque mystérieux mécanisme d’implosion. David se recroquevilla autour du panneau indicateur. Les corps maigrissaient à vue d’œil, les chairs fondaient, les muscles se dissolvaient comme si le métal contenu en chacun des malheureux avait subitement décidé de consommer jusqu’aux dernières parcelles énergétiques encore à sa portée. Il n’y eut ni pourriture ni éclaboussement sanguinolent, rien qu’une désagrégation rapide, une… « aspiration » interne, une succion qui fit craquer les enveloppes charnelles et dévoila les noyaux de chrome cachés au cœur des viscères. Certains de ces noyaux avaient la forme d’un bébé humanoïde, d’autres ébauchaient la structure approximative d’un squelette, mais la plupart n’étaient que des boules palpitantes qui évoquaient le métal en fusion. En quelques minutes, les derniers vestiges organiques humains furent avalés, et il n’y eut plus autour du cratère qu’un amoncellement de blocs métalliques bleuâtres qu’auréolait le crépitement d’un essaim de décharges électriques.

Lisbeth Mac Floyd perdait ses formes, elle aussi. Son visage, ses seins, s’affaissaient vers le bas en une coulée pesante. Le chien n’était plus qu’une flaque qui ruisselait déjà sur la pente interne du cratère. David comprit que les créatures allaient utiliser le trou laissé par l’explosion à la manière d’un gigantesque creuset, et qu’elles allaient fusionner au creux de cette cuvette pour reconstituer l’entité initiale. Les blocs de chrome vibraient, suintaient, se dissolvaient formant peu à peu une flaque luminescente qui roulait avec la pesanteur grumeleuse de la lave.

— Attendez-moi ! hurla à ce moment la voix de Maxwell Portridge, attendez-moi !

Il avait jailli de derrière une baraque, gesticulant et nu, grotesque, et courait en direction du cratère en battant des bras. À dix mètres du point d’impact, il se heurta à une muraille invisible sur laquelle sa chair grésilla. Son corps enfla et sa peau devint plus transparente qu’un papier calque. Dans la seconde qui suivit, il fut soulevé de terre et rejeté en arrière avec une incroyable violence. Son corps explosa avant de toucher le sol, se vaporisant en un brouillard de chair et de sang dont chaque élément, pris séparément, ne devait pas excéder la taille d’un grain de sable.

David aurait voulu s’enfoncer dans le sol. Ses doigts s’engourdissaient autour du pilier et il sentait approcher le moment où ses muscles lâcheraient prise.

Au milieu du parc le cratère offrait à présent l’image d’un lac de mercure bouillonnant dont les reflets illuminaient toute la lande. La masse métallique enflait telle une monstrueuse levure, bourgeonnait en un champignon atomique dont la taille dépassait celle du hangar de Jonas Stroke.

« Dans quelques minutes ce sera fini ! sanglota David. Ils vont partir ! Ils vont enfin partir ! »

Oui, dans quelques minutes le cauchemar toucherait à sa fin. La chose s’envolerait, creuserait son trou dans le tissu noir des galaxies et disparaîtrait à jamais. Il fallait tenir bon, patienter encore un quart d’heure. Déjà le champignon ébauchait des formes fantastiques, le vaisseau se reconstituait, masse délirante dont on ne pouvait déterminer si elle appartenait au règne des insectes ou à celui des plantes carnivores. L’énorme masse d’énergie faisait gronder le sol et se fendre les pierres. Çà et là des baraques s’effondraient, le hangar lui-même tremblait sur ses bases. Un peu partout au long de la route les anciennes villas d’estivants se désagrégeaient, et il y avait fort à parier que le collège n’allait pas tarder à encaisser l’onde de choc née de cet infernal tumulte ; peut-être basculerait-il dans la mer ? Peut-être que la falaise, elle-même, allait se disloquer et rouler sur la grève ?

Alors que le champignon prenait la forme sphérique d’un dôme, un éclair crépita, venu du fond du noyau. La lande tangua sous le choc et David vomit. L’embryon de vaisseau se dilatait comme un chancre. Des fissures craquelaient la construction… La pâte retombait en flaque, le champignon crachotait, projetant en tous sens des larmes d’acier. David claquait des dents, atterré par la tournure des événements. Il était manifeste que quelque chose n’allait pas… Un grain de sable s’était infiltré dans la machine et la majestueuse construction se disloquait. Les prédictions de Moochie lui revinrent en mémoire : « Nous ne sommes plus synchrones… La folie de ta mère a tout perturbé, il y aura une catastrophe… une grande catastrophe… »

Le mercure s’affaissait, coulait sur la lande qu’il recouvrait d’une pellicule élastique. Des bruits étranges et déformés montèrent au ciel. L’oreille tendue, David fut certain d’identifier des rires, des claquements de carabines, des musiques… Et soudain une voix fusa, énorme, tombant des étoiles comme celle d’un dieu. C’était une voix de titan hurlant au travers d’un haut-parleur. Une voix qui chantait :

« Tu es mon sandwich de pain blanc, et quand je te serre entre mes doigts…

Kraki-Krac… kraki-krac… kraki-krak !! !»

Les tympans de l’adolescent cédèrent sous la monstrueuse pression et du sang lui jaillit des oreilles.

Le mercure bouillonnait à nouveau, levant dans la nuit des formes qui n’avaient plus rien à voir avec celles d’un vaisseau spatial, et David vit se dresser le cercle lumineux de la grande roue, pointer les chapiteaux et gonfler les manèges…

Le métal reconstruisait la fête foraine ! Perturbé par les ondes nocives émanant de Lucie, il n’avait pu remonter au-delà du traumatisme initial, il réactualisait la nuit du bombardier !

Dans un bouillonnement de tempête, des vagues de fer liquide se changeaient en train fantôme, en scenic railway. La coulée brillante dressait sur la lande un diorama géant scintillant comme le fuselage d’une fusée. Anéanti, David regardait s’organiser cette maquette de cauchemar, cette reconstitution tourbillonnante dont les images étaient restées stockées dans la mémoire du métal durant quarante années ! La fête foraine surgissait du néant, de l’oubli, les assassins venus du cosmos procédaient à la reconstitution de leur crime, improvisant sur la plaine ce moulage titanesque foisonnant de détails…

Maintenant David distinguait les personnages : la foule hurlante fuyant la catastrophe, les corps piétinés. Et là-bas, près de la boutique de pop-corn. Lisbeth Mac Floyd, couchée sur le sol, un morceau de fer fiché au milieu du front… Et tout près d’elle, un adolescent nu, vêtu en tout et pour tout d’une seule chaussette : Barney Coom. Barney Coom âgé de seize ans. David hurla mais son cri fut gommé par le tumulte ambiant. Le métal rugissait, prisonnier des images du passé. Les personnages palpitaient, s’affaissaient, pour reparaître aussitôt, plus solides, plus détaillés. Des éclairs déchirèrent le ciel nocturne, foudroyant les mouettes et incendiant le clocher de Triviana. La créature d’outre-espace brûlait son énergie en vain. Une faille s’était produite, quelque part, l’empêchant de remonter le cours du temps en deçà de la catastrophe. Elle se heurtait à sa mémoire comme à une muraille infranchissable. Partie pour reconstruire le vaisseau initial et s’envoler à travers les galaxies, elle ne pouvait que régurgiter ce paysage de fête foraine saccagée, ces statues de métal aux chairs disloquées, ces fuyards courant entre les manèges, la bouche dilatée par l’épouvante…

Un diorama… La fuite interstellaire mourait, à bout de souffle, étouffée par ce diorama de fer bleui. Barney Coom était vengé !

Déjà le mercure devenait plus pâteux, le flot se solidifiait, s’ankylosait. La maquette géante durcissait au fur et à mesure que s’épuisaient les réserves énergétiques de la Chose.

Les oreilles crevées par le chaos de la tempête, David hurlait de rire. Un dernier éclair frappa un baraquement, juste derrière lui. L’onde de choc le jeta face contre terre. Il ne sentit même pas qu’il perdait conscience.